Tous les pauvres sont à vénérer et vous devez vous abaisser devant tous, d’autant plus profondément que vous ignorez sous la figure duquel le Christ est caché : « tout ce que vous avez fait pour l’un de ces petits en mon Nom, c’est à moi que vous l’avez fait ».
En ce dimanche, la Parole de Dieu vient secouer notre avarice, notre confort, notre paresse et notre égoïsme. Que ce soit dans la première lecture du prophète Amos ou dans l’Evangile, nous sommes tous interpellés dans l’usage que nous faisons des biens matériels (les richesses de la terre), et sur notre relation envers les pauvres. Et nous voyons qu’il s’agit pour nous d’une question capitale, de vie ou de mort :
« C’est pourquoi maintenant ils vont être déportés, ils seront les premiers des déportés ; et la bande des vautrés n’existera plus », proclamait le prophète ; et Jésus dans l’Evangile prévient que le même sort attend les mauvais riches : « Le riche mourut aussi, et on l’enterra. Au séjour des morts, il était en proie à la torture ».
Pour notre méditation de ce dimanche nous allons nous aider d’un magnifique commentaire du saint Pape Grégoire le Grand.
Premier point : les riches.
Le récit évangélique commence : « Il y avait un homme riche ». Certains esprits se persuadent que les préceptes de l’Ancien Testament sont plus sévères que ceux du Nouveau ; mais ils s’abusent par défaut de réflexion. Dans l’Ancien Testament, ce n’est pas l’avarice, mais seulement le vol qui est frappé de réprobation ; et le voleur est condamné à la restitution du quadruple. Dans le Nouveau, ce riche n’est pas accusé d’avoir enlevé le bien d’autrui, mais de n’avoir pas donné le sien. On ne voit à sa charge aucune violence, aucune injustice, mais il s’est enorgueilli de ses richesses.
Il faut inférer de là, avec une attention sérieuse, la rigueur du châtiment réservé au ravisseur du bien d’autrui, puisque celui qui ne donne pas le sien, a l’enfer pour partage.
Que personne donc ne se rassure en disant : “Je ne touche pas au bien d’autrui, je jouis seulement de mon avoir” ; car ce riche est puni, non pour quelque injustice, mais pour son attachement désordonné à ses richesses. Voici une autre cause de sa damnation : sans crainte au sein de l’abondance, il a mis ses richesses au service de son arrogance ; sans pitié, sans entrailles, il n’a pas su racheter ses péchés alors que le prix de la rançon abondait entre ses mains.
Quelques-uns s’imaginent que l’amour des vêtements fins et recherchés n’est pas un péché. Dans ce cas, la Parole évangélique a bien marqué, avec beaucoup de précision, que le riche torturé dans l’enfer était vêtu de lin et de pourpre. Or, on ne recherche les vêtements précieux que par vaine gloire, c’est-à-dire pour se distinguer de la foule ; et la preuve, c’est que nul ne tient à porter des habits somptueux lorsque personne ne doit le voir.
Second point : les pauvres.
« Et un pauvre nommé Lazare ». Remarquons avec attention combien est parfait l’ordre du récit dans la bouche de la Vérité. Il est dit d’abord : « Il y avait un homme riche… » et aussitôt après : « Il y avait aussi un pauvre nommé Lazare ». Certes, le nom des riches est plus répandu que celui des pauvres. Pourquoi donc le Seigneur, parlant du pauvre et du riche, articule-t-il le nom du premier et tait-il celui du second ? C’est que Dieu connaît et approuve les humbles, mais il ignore les superbes. Il dit donc en parlant du riche : Un homme ; et en parlant du pauvre : un indigent nommé Lazare. Comme s’il disait ouvertement : “J’aime l’humilité du pauvre, je déteste l’orgueil du riche ; c’est pourquoi je connais le premier et j’ignore le second”.
Troisième point : la scène centrale de l’histoire.
Le pauvre Lazare étendu à la porte du riche couvert d’ulcères et souffrant avec beaucoup de patience ses malheurs et la dureté de cœur du riche, qui insensible, festoie à ses cotés sans même s’inquiéter de son sort.
Ce pauvre, en effet, dont le corps n’est qu’une plaie, ne fut-il pas en butte, je vous prie, aux tentations les plus violentes ? Déjà dénué de tout et en proie à la souffrance, il a de plus sous les yeux un riche qui, plein de santé, s’enivre de délices et de voluptés. Pour lui, la douleur et le froid ; au riche, les joies et les vêtements de pourpre et de lin ; il est couvert de plaies, le riche nage au milieu des jouissances ; il manque de tout, le riche ne sait rien donner. Nous formons-nous une idée de la violence de l’épreuve pour le cœur du pauvre ? La pauvreté sans la maladie, ou la maladie sans la pauvreté, est seule une croix assez lourde ; mais pour que la vertu de Lazare se montre avec plus d’éclat, voilà que la pauvreté et la maladie se réunissent pour l’accabler.
Ce n’est pas tout : il voyait le riche entouré d’un cortège esclave de ses volontés ; mais nul ne vient visiter son indigence et son infirmité : la preuve, c’est que les chiens léchaient ses plaies en toute liberté. Ainsi donc, dans le simple rapprochement du Lazare pauvre gisant à la porte du riche, le Dieu tout-puissant accomplit une double justice : le riche, par sa dureté, aggrave le châtiment dû à son crime ; le pauvre, par ses épreuves, augmente sa récompense.
Ici-bas, deux cœurs ; là-haut, un seul spectateur qui éprouve l’un d’eux pour l’élever en gloire, et qui supporte l’autre avant de le punir.
Quatrième point, le jugement.
0 combien grande est la finesse des châtiments de Dieu !
Abraham dit au riche : Mon fils, souvenez-vous que vous avez reçu vos biens pendant votre vie. Cet arrêt, mes frères, provoque la terreur plutôt qu’il n’a besoin d’éclaircissement. Possesseurs des biens de ce monde, s’il en est parmi vous, tremblez, s’écrit le saint Pape, à la vue de ces faveurs temporelles ; c’est là peut-être la récompense de certains de vos actes ; peut-être ces honneurs, ces richesses, loin d’être un appui pour la vertu, sont tout le salaire de vos travaux. Toujours est-il que cette parole : « Vous avez reçu vos biens pendant votre vie », indique que même en ce riche se trouvait quelque vertu, dont les biens de cette vie furent la récompense.
Le texte de l’Evangile dit ensuite : « et Lazare a reçu des malheurs pendant la sienne ». Cette parole : « Lazare a reçu le malheur ou ses maux », montre évidemment que Lazare aussi avait quelques taches à laver ; mais le feu de la pauvreté a purifié les souillures de Lazare, comme les vertus du riche ont trouvé leur récompense dans la félicité d’une vie passagère. La pauvreté, en affligeant le premier, le purifia ; l’abondance, en rémunérant le second, l’a réprouvé.
Donc, qui que vous soyez, heureux du siècle, à la pensée du bien que vous avez fait, soyez saisis d’un profond effroi, craignez que la prospérité dont vous jouissez maintenant ne soit pas toute votre récompense. Et gardez-vous de mépriser les pauvres.
Conclusion.
Instruits du bonheur de Lazare et du supplice du riche, agissons avec sagesse ; cherchons-nous, dans les pauvres, des intercesseurs pour nos fautes ; procurons-nous des avocats au jour du jugement. Maintenant les Lazares abondent ; ils gisent à nos portes, et ils ont besoin, quand nous sommes rassasiés, du superflu journalier de notre table.
Les paroles du texte sacré doivent nous instruire a remplir les devoirs de la charité fraternelle. Tous les jours, sans le chercher, Lazare se montre à nous. Voilà que, sans relâche, les pauvres se présentent, ils nous supplient, eux qui deviendront alors nos intercesseurs.
Gardons-nous de laisser passer le temps propre à la miséricorde.
Saint Vincent de Paul, le grand apôtre des pauvres, écrivait à ses religieuses : « Dieu aime les pauvres, et par conséquent il aime ceux qui aiment les pauvres ; car, lorsqu’on aime bien quelqu’un, on a de l’affection pour ses amis et pour ses serviteurs. Or la petite Compagnie de la Mission tâche de s’appliquer avec affection à servir les pauvres, qui sont les bien-aimés de Dieu ; et aussi nous avons sujet d’espérer que, pour l’amour d’eux, Dieu nous aimera… Allons donc, et nous employons avec un nouvel amour à servir les pauvres, et même cherchons les plus pauvres et les plus abandonnés ; reconnaissons devant Dieu que ce sont nos seigneurs et nos maîtres et que nous sommes indignes de leur rendre nos petits services ».
Saint Grégoire terminait son exhortation ainsi : Tous les pauvres donc sont à vénérer, et vous devez vous abaisser devant tous, d’autant plus profondément que vous ignorez sous la figure duquel le Christ est caché : « tout ce que vous avez fait pour l’un de ces petits en mon Nom, c’est à moi que vous l’avez fait ».
Que la Très sainte Vierge Marie, notre Mère à tous, nous accorde la grâce de vivre le détachement de tous les biens de ce monde, pour aimer les pauvres de tout notre cœur, et avoir ainsi notre trésor au Ciel pour la vie éternelle.
Ainsi soit-il.