La Sainte Colère.
« Si vous vous mettez en colère, ne péchez pas. Que le soleil ne se couche pas sur votre colère ». Ce verset ne nous demande pas d’éviter la colère, encore moins de la refouler ou de l’ignorer, mais de l’exprimer avec justesse (« sans pécher »), au bon moment et de la mettre au service de la suite.
Source: lhomeliedudimanche.unblog.fr
Dans l’Evangile de ce dimanche des marchands sont chassés par Jésus du Temple de Jérusalem (Jn 2, 13-25). La colère de Jésus se faisant un fouet avec des cordes est devenue légendaire au point d’incarner ce qu’on appelle en français « une sainte colère ».
Au temple de Jérusalem les affaires avaient pris le dessus. «L’avidité est l’idolâtrie« , dit la Lettre aux Colossiens (cf. 3, 5). C’est l’idolâtrie que rencontre Jésus et face à laquelle il cite Isaïe: «Ma maison s’appellera maison de prière» (Mt 21, 13; cf. Is 56, 7) et Jérémie: «Or vous, vous en faites une caverne de bandits» (Mt 21, 13; cf. Jr 7, 11).
La colère a mauvaise presse. On en fait un défaut, on dit qu’elle est mauvaise conseillère. On lui attribue un aveuglement fait de haine, de revanche, de violence, donc incompatible avec une vie moralement saine. Pourtant, dans l’histoire, bien des choses n’auraient pas changé s’il n’y avait pas eu quelques cris de colère devant l’injustice ou l’absurde, voyons par exemple Moïse brisant les tables de la Loi ou Clovis se vengent du soldat qui avait cassé le vase de Soissons. Ces coups de gueule célèbres , et il y en a eu tant d’autres , ont comme vertu de ne pas accepter l’inacceptable, de réveiller la conscience, d’enclencher une action immédiate. Voilà déjà de quoi nous faire voir la colère sous un jour plus sympathique !
Chesterton dans son livre « Orthodoxie » a noté que le Christ est très souvent présenté comme un homme doux et bon, fondu dans la gentillesse et la douceur; mais quand après vous allez à l’Evangile vous rencontrez une personnalité forte et complète, voire impérieuse; et au lieu du style sirupeux que l’on attendait du « pâle Galiléen » de nos églises, avec les cheveux blonds séparés au milieu, la petite barbe et le visage d’une star de cinéma, « avec sa robe rose et pointant vers le cœur« , comme le dit le poète Gustavo Riccio, on rencontre un style extraordinaire, plein de montagnes qui se déplacent et se jettent dans la mer, de chameaux qui passent ou ne passent pas par le trou d’une aiguille, des sultans qui ordonnent l’abattage d’une ville entière, des poutres enfoncées dans un œil comme des clous, du sel jeté dans le fumier, des rois qui se battent, des maisons qui s’effondrent, des tombes blanchies à la chaux, des riches maudits; et à côté des gestes bénins, comme embrasser un enfant, des gestes d’empire et même de colère. Le Christ de nos églises (celui des statues et hélas celui de la prédication) n’est pas souvent le Christ de l’Evangile.
Le « doux Jésus » était donc capable de pousser lui aussi des coups de gueule fort dérangeants ! Ici, c’est pour préserver la gratuité de la relation à Dieu, contre ceux qui font de la religion un trafic d’avantages. Mais ce n’est pas la seule fois, visiblement !
Il se met en colère :
– contre l’endurcissement des pharisiens, dans l’épisode rapporté par Mc 3,5 : «Alors, promenant sur eux un regard de colère, navré de l’endurcissement de leurs cœurs, il dit à l’homme : “Étends la main.” Il l’étendit, et sa main redevint normale » ;
– contre l’hypocrisie, Jésus explose de colère avec ses « Malheureux êtes-vous ! » si rarement lus en liturgie (Mt 23,13-22) ;
– contre le figuier qui ne produit pas de fruits alors qu’il est visité par le Messie : « il dit au figuier : “Que jamais plus personne ne mange de tes fruits !” Et ses disciples avaient bien entendu » (Mc 11, 12 14) ;
– contre ceux qui veulent écarter les enfants de Jésus : « Voyant cela, Jésus se fâcha et leur dit : Laissez les enfants venir à moi… » (Mc 10, 14)
Ces saintes colères n’ont évidemment rien à voir avec la haine, la revanche ou la volonté de faire du mal. C’est une preuve d’amour de pouvoir se mettre en colère ainsi : Jésus témoigne que Dieu est Dieu et qu’on ne se moque pas impunément de Lui. Par contre ses colères utilisent bien la violence (verbale comme contre les pharisiens, ou même physique contre les marchands) pour sortir les concernés de leur torpeur morale ou spirituelle. Le royaume de Dieu ne demande-t-il pas qu’on emploie parfois ce type de violence afin qu’il advienne ? « La Loi et les Prophètes vont jusqu’à Jean le Baptiste ; depuis lors, le royaume de Dieu est annoncé, et chacun met toute sa force (violence) pour y entrer » (Lc 16, 16).
Jésus se révèle ainsi paradoxal : il est « doux et humble de cœur », il appelle à la non-violence : « heureux les doux ! », mais il sait discerner quand la violence est utile et quel type de violence. Il souligne que se mettre en colère contre son frère est très grave, passible du tribunal (Mt 5,22). Et pourtant il n’hésite pas à laisser éclater sa colère lorsqu’elle peut sauver l’autre en le réveillant. Il respecte infiniment le Temple de Jérusalem, au point de vouloir le purifier de ses trafics ; et en même temps il le relativise au point d’annoncer qu’il n’en restera pas pierre sur pierre (Lc 21, 5-11), et que finalement le vrai Temple, c’est son corps, bientôt détruit par la croix, relevé au bout de trois jours par la résurrection. Impossible d’enfermer Jésus dans tel ou tel comportement seulement ! Ce qui devrait nous rassurer sur nous-mêmes…
Saint Paul en recueillera quelque chose dans son conseil dans la lettre aux Éphésiens 4,26 : « Si vous vous mettez en colère, ne péchez pas. Que le soleil ne se couche pas sur votre colère ». Ce verset ne nous demande pas d’éviter la colère, encore moins de la refouler ou de l’ignorer, mais de l’exprimer avec justesse (« sans pécher »), au bon moment, et de la mettre au service de la suite.
Nous devons donc assumer nos propres colères. Car la complexité de l’être humain est également sa chance. S’il n’était que douceur, où trouverait-il l’énergie pour secouer les jougs qui l’oppriment ? S’il n’était que colère, comment éviterait-t-il de prendre la place des dictateurs renversés ? La colère de Jésus au Temple de Jérusalem est une réforme religieuse en actes : purifier la foi et ses pratiques de ce qui la dénature.
Nos propres colères ont cette ambivalence. Certaines sont destructrices : elles entraînent des ruptures irréparables, elles infligent des blessures indélébiles. D’autres sont pleines de promesses : elles nous libèrent de la soumission, elles crient à l’autre un besoin vital non respecté, elles affirment une valeur qui nous est chère, elles renversent les comptoirs de ceux qui nous maintiennent en leurs calculs. Pour devenir « saintes », nos colères doivent se mettre au service d’une cause juste et grande et rester dans les limites de la justice, de la raison. Ce dimanche, c’est la sainteté du Temple qui est en jeu. Notre colère serait mesquine si elle ne poursuivait que des objectifs superficiels ou égoïstes. Mais comment rester dans l’indifférence ou l’apathie devant le saccage de la Foi, les profanations de l’Eucharistie, le relativisme moral, la destruction de la famille, de l’amour, de l’innocence des enfants, de notre liberté.
La première question à se poser quand notre colère monte est donc : qu’est-ce qui vaut vraiment la peine que je me mette en colère ? Certains tempéraments colériques devront se méfier des fausses colères qui envahissent leurs réactions au point de brouiller leur communication aux autres. Le piège des colériques est de prendre pour une atteinte personnelle le désaccord des autres : se croyant remis en cause personnellement, ils réagissent comme une bête blessée, sans voir qu’ils s’infligent le mal à eux-mêmes. D’autres tempéraments plus empathiques (ou soumis) devront travailler au contraire à s’autoriser la colère : ‘oui, j’ai le droit de dire à l’autre ce qui me blesse, et la colère peut m’y aider. Elle peut me donner le courage de savoir dire non’. Le piège des faux-calmes est de mettre un couvercle sur leur colère, jusqu’à ce que la cocotte-minute émotionnelle explose de façon meurtrière.
Parvenir à la sainte colère du Christ est un long travail, pour chacun, avec beaucoup d’essais et d’erreurs… Mais rappelons nous que c’est une preuve d’amour de pouvoir se mettre en colère pour ce qui vaut la peine.
Reste que l’épisode du fouet chassant les marchands du Temple peut nous aider à nous réconcilier avec nos propres colères : l’indignation qui bout en nous devant le mal, l’injustice ou l’absurde peut transformer l’inacceptable en changement salutaire ! Que l’Esprit du Christ nous apprenne à discerner les justes colères que nous assumerons avec amour.
Ainsi soit-il.