Prions en ce moment avant tout pour que tous ceux qui doivent vivre Noël dans la pauvreté, dans la souffrance, dans la condition de migrants, afin que leur apparaisse un rayon de la bonté de Dieu; afin que les touche, ainsi que nous, cette bonté que Dieu, par la naissance de son Fils dans l’étable, a voulu porter dans le monde.
Nous nous trouvons dans l’église Saint Laurent à cette heure inhabituelle. Nous avons pour toile de fond l’architecture dans laquelle des générations entières au cours de huit siècles, ont exprimé leur foi dans Jésus, le Dieu incarné, le Dieu fait homme. Nous aussi, aujourd’hui nous sommes venus pour adorer le Divin Enfant.
Le tableau.
Jésus naquit dans une étable, comme le raconte l’Evangile de Luc, « car il n’y avait pas de place pour eux dans la salle commune » (Lc 2,7). Marie, sa Mère, et Joseph n’avaient été accueillis dans aucune maison de Bethléem. Marie dut déposer le Sauveur du monde dans une mangeoire, seul berceau disponible pour le fils de Dieu fait homme. Telle est la réalité de la Nativité du Seigneur. Nous y revenons chaque année: nous la redécouvrons ainsi, nous la vivons ainsi chaque fois avec le même étonnement. Allons aujourd’hui, tels que nous sommes, dans ces circonstances de temps et de lieu, vers cette grotte des environs de Bethléem, au sud de Jérusalem. Faisons en sorte d’être tous ensemble plutôt là-bas qu’ici: là où « dans le silence de la nuit« , se sont fait entendre les vagissements du nouveau-né.
Pour la fête de Noël de 1940 Jean Paul Sartre écrivait un texte émouvant, pour présenter la crèche à ses compagnons de prison: «Vous avez le droit d’exiger qu’on vous montre la Crèche. La voici. Voici la Vierge, voici Joseph et voici l’Enfant Jésus. L’artiste a mis tout son amour dans ce dessin, vous le trouverez peut-être naïf, mais écoutez. Vous n’avez qu’à fermer les yeux pour m’entendre et je vous dirai comment je les vois au-dedans de moi. La Vierge est pâle et elle regarde l’enfant. Ce qu’il faudrait peindre sur son visage, c’est un émerveillement anxieux, qui n’apparut qu’une seule fois sur une figure humaine, car le Christ est son enfant, la chair de sa chair et le fruit de ses entrailles. Elle l’a porté neuf mois. Elle lui donna le sein et son lait deviendra le sang de Dieu. Elle le serre dans ses bras et elle dit : « mon petit » ! Mais à d’autres moments, elle demeure toute interdite et elle pense : « Dieu est là », et elle se sent prise d’une crainte religieuse pour ce Dieu muet, pour cet enfant, parce que toutes les mères sont ainsi arrêtées par moment, par ce fragment de leur chair qu’est leur enfant, et elles se sentent en exil devant cette vie neuve qu’on a faite avec leur vie et qu’habitent les pensées étrangères. Mais aucun n’a été plus cruellement et plus rapidement arraché à sa mère, car Il est Dieu et Il dépasse de tous côtés ce qu’elle peut imaginer. Et c’est une rude épreuve pour une mère d’avoir crainte de soi et de sa condition humaine devant son fils. Mais je pense qu’il y a aussi d’autres moments rapides et glissants où elle sent à la fois que le Christ est son fils, son petit à elle et qu’il est Dieu. Elle le regarde et elle pense : « ce Dieu est mon enfant ! Cette chair divine est ma chair, Il est fait de moi, Il a mes yeux et cette forme de bouche, c’est la forme de la mienne. Il me ressemble, Il est Dieu et Il me ressemble ». Et aucune femme n’a eu de la sorte son Dieu pour elle seule. Un Dieu tout petit qu’on peut prendre dans ses bras et couvrir de baisers, un Dieu tout chaud qui sourit et qui respire, un Dieu qu’on peut toucher et qui vit, et c’est dans ces moments là que je peindrais Marie si j’étais peintre, et j’essayerais de rendre l’air de hardiesse tendre et de timidité avec lequel elle avance le doigt pour toucher la douce petite peau de cet enfant Dieu dont elle sent sur les genoux le poids tiède, et qui lui sourit. Et voilà pour Jésus et pour la Vierge Marie. Et Joseph. Joseph ? Je ne le peindrais pas. Je ne montrerais qu’une ombre au fond de la grange et aux yeux brillants, car je ne sais que dire de Joseph. Et Joseph ne sait que dire de lui-même. Il adore et il est heureux d’adorer. Il se sent un peu en exil. Je crois qu’il souffre sans se l’avouer. Il souffre parce qu’il voit combien la femme qu’il aime ressemble à Dieu. Combien déjà elle est du côté de Dieu. Car Dieu est venu dans l’intimité de cette famille. Joseph et Marie sont séparés pour toujours par cet incendie de clarté, et toute la vie de Joseph, j’imagine, sera d’apprendre à accepter. Joseph ne sait que dire de lui-même: il adore et il est heureux d’adorer»(Bariona ou le fils du tonnerre, 1940) .
L’évènement central dans l’histoire de l’humanité.
La naissance du Messie! C’est l’événement central dans l’histoire de l’humanité. Chesterton a dit que, à Noël, nous célébrons un bouleversement de l’univers. Adorer Dieu jusqu’à Noël demande de regarder le ciel immense qui nous secouait avec son immensité; à partir de Noël, le culte de Dieu se fait en tournant notre regard dans une grotte sombre, pour adorer la fragilité d’un enfant qui pleure dans une mangeoire. Les mains énormes qui avaient façonné l’univers deviennent, tout à coup, des petites mains qui tremblent dans l’air froid de la nuit et recherchent la chaleur dans le sein de sa mère. Divinité et fragilité avaient été jusque-là des concepts antithétiques; mais Noël les oblige à s’unir dans un oxymore magnifique qui chancelle nos certitudes et subvertit nos catégories mentales complètement. Les hommes, qui depuis des temps immémoriaux s’étaient agenouillés devant la fureur écrasante des éléments de la nature, décident de se mettre à genoux tout à coup devant un nouveau-né, beaucoup plus petit et sans défense qu’eux-mêmes. Devant une tempête ou une pluie de météorites, on peut se mettre à genoux avec crainte; devant un enfant né dans une grotte, on ne peut que se mettre à genoux avec amour, tendresse et pitié. Cette oxymore que nous célébrons à Noël frappe immédiatement notre crédulité. Comment concevoir qu’un Dieu jusque-là invisible et incorporel, puissant et glorieux, prenne l’apparence (et pas seulement l’apparence, mais aussi le corps et l’âme) d’un enfant? Une telle chose ne peut être faite que par un Dieu fou d’amour; car il n’y a pas folie plus grande que la folie d’amour. Dieu assume la fragilité de la nature humaine, une nouvelle ère de l’humanité s’inaugure. Ce Dieu fou d’amour nous invite ainsi à l’amour, parce que nous ne pouvons que payer l’amour avec l’amour. La naissance du Messie! C’est l’événement central dans l’histoire de l’humanité. Noël est une épiphanie – la manifestation de Dieu et de sa grande lumière dans un enfant qui est né pour nous. Né dans l’étable de Bethléem, non pas dans les palais des rois. Dans l’enfant dans l’étable de Bethléem, on peut, pour ainsi dire, toucher Dieu et le caresser. Dieu est devenu pauvre. Son Fils est né dans la pauvreté d’une étable. Dans l’enfant Jésus, Dieu s’est fait dépendant, ayant besoin de l’amour de personnes humaines, en condition de demander leur – notre – amour.
Noël et l’Eucharistie.
«Voici que je viens vous annoncer une grande joie… Aujourd’hui vous est né un Sauveur… Il est le Messie, le Seigneur » (Lc 2,10-11).
Aujourd’hui! Cet « aujourd’hui », qui retentit dans la liturgie, ne porte pas seulement sur l’événement qui eut lieu voici maintenant deux mille ans et qui changea l’histoire du monde. Il concerne aussi cette Nuit sainte, où nous sommes rassemblés ici. Comment l’aujourd’hui de Dieu nous rejoint ?
Sur la mangeoire qui était entre le bœuf et l’âne, Saint François faisait célébrer la sainte Eucharistie (cf. 1 Celano, 85 : Fonti, 469). Par la suite, sur cette mangeoire un autel fut construit, afin que là où un temps les animaux avaient mangé le foin, maintenant les hommes puissent recevoir, pour le salut de l’âme et du corps, la chair de l’Agneau immaculé Jésus Christ, comme raconte Celano (cf. 1 Celano, 87 : Fonti, 471). Dans la sainte nuit de Greccio, François comme diacre avait personnellement chanté d’une voix sonore l’Evangile de Noël. Grâce aux splendides cantiques de Noël des Frères, la célébration semblait tout un tressaillement de joie (cf. 1 Celano, 85 et 86 : Fonti, 469 et 470). Justement la rencontre avec l’humilité de Dieu se transforme en joie : sa bonté crée la vraie fête.
Comment l’aujourd’hui de Dieu nous rejoint ? Par une présence aussi cachée qu’à Bethléem : dans l’Eucharistie. C’est pour la célébrer que nous sommes rassemblés. A chaque messe, l’Enfant naît de nouveau. Bethléem signifie « maison du pain », et l’enfant est « couché dans une mangeoire ». Par exemple, Grégoire le Grand écrit : « N’est-ce pas notre Rédempteur lui-même qui a déclaré : ‘Je suis le pain vivant descendu du Ciel’ (Jn 6, 41) ? Ainsi, le lieu de naissance du Seigneur a par avance reçu le nom de ‘maison du pain’ [Beth-Lehem], parce que devait y apparaître revêtu de chair celui qui rassasierait intérieurement les âmes des élus. Aussitôt après sa naissance, on le couche dans une mangeoire, afin qu’il y nourrisse du froment de sa chair ces saints animaux que sont les fidèles, et qu’il ne les laisse pas privés de cette nourriture de l’intelligence qui dure éternellement. ».
Par la célébration de l’Eucharistie, le Règne est rendu présent et nous entrons en communion profonde avec les protagonistes de l’événement, Marie et Joseph, pour recevoir de l’Enfant la vie éternelle. Ils se sont émerveillés « de ce que leur disaient les bergers » (Lc 2, 18), et Marie l’a médité dans son cœur. A présent, depuis le ciel, ils s’émerveillent de nouveau, en voyant la paix des cœurs couvrir la terre grâce à Jésus Eucharistie. Le pape Benoît XVI peut dire avec eux : « Ce petit enfant est vraiment l’Emmanuel, “le Dieu-avec-nous”. Son royaume s’étend vraiment jusqu’aux confins de la terre. Dans l’étendue universelle de la sainte Eucharistie, il a vraiment érigé des îlots de paix. Partout où elle est célébrée, on a un îlot de paix, de cette paix qui est propre à Dieu. »( Homélie pour Noël 2011). C’est pourquoi cette période de Noël est un bon moment pour approfondir notre dévotion eucharistique. Cherchons notre place près de l’hostie, dans le tabernacle ou sur l’autel, pour adorer le Christ. Imitons saint Joseph : au milieu de la nuit, alors que tous dormaient, il devait contempler avec émerveillement et tendresse l’Enfant, et veiller à ses côtés dans la première « heure sainte » de l’histoire. Quelle profonde paix, au-delà des multiples péripéties, émanait de ce nouveau-né ! De même, le Christ-Eucharistie déversera abondamment la paix et la joie dans notre cœur, pour nous faire désirer d’être avec lui pour l’éternité, comme nous le demandons à cette messe : « Seigneur, tu as fait resplendir cette nuit très sainte des clartés de la vraie lumière ; de grâce, accorde-nous, qu’illuminés dès ici-bas par la révélation de ce mystère, nous goûtions dans le ciel la plénitude de sa joie. Par Jésus-Christ… ».
Celui qui aujourd’hui veut entrer dans l’église de la Nativité de Jésus à Bethléem découvre que le portail, qui un temps était haut de cinq mètres et demi et à travers lequel les empereurs et les califes entraient dans l’édifice, a été en grande partie muré. Est demeurée seulement une ouverture basse d’un mètre et demi. L’intention était probablement de mieux protéger l’église contre d’éventuels assauts, mais surtout d’éviter qu’on entre à cheval dans la maison de Dieu. Celui qui désire entrer dans le lieu de la naissance de Jésus, doit se baisser. Il me semble qu’en cela se manifeste une vérité plus profonde, par laquelle nous voulons nous laisser toucher en cette sainte Nuit : si nous voulons trouver le Dieu apparu comme un enfant, alors nous devons descendre du cheval de notre raison « libérale ». Nous devons déposer nos fausses certitudes, notre orgueil intellectuel, qui nous empêche de percevoir la proximité de Dieu. Nous devons suivre le chemin intérieur de saint François – le chemin vers cette extrême simplicité extérieure et intérieure qui rend le cœur capable de voir. Nous devons nous baisser, aller spirituellement, pour ainsi dire, à pied, pour pouvoir entrer à travers le portail de la foi et rencontrer le Dieu qui est différent de nos préjugés et de nos opinions : le Dieu qui se cache dans l’humilité d’un enfant qui vient de naître. Célébrons ainsi la liturgie de cette sainte Nuit et renonçons à nous fixer sur ce qui est matériel, mesurable et touchable. Laissons-nous simplifier par ce Dieu qui se manifeste au cœur devenu simple. Et prions en ce moment avant tout pour que tous ceux qui doivent vivre Noël dans la pauvreté, dans la souffrance, dans la condition de migrants, afin que leur apparaisse un rayon de la bonté de Dieu; afin que les touche, ainsi que nous, cette bonté que Dieu, par la naissance de son Fils dans l’étable, a voulu porter dans le monde.
«Telle est l’icône de Noël: un fragile nouveau-né, que les mains d’une femme protègent de pauvres vêtements et déposent dans une mangeoire. Qui peut penser que ce petit être humain est le «Fils du Très-Haut» (Lc 1, 32) ? Elle seule, sa Mère, connaît la vérité et en garde le mystère. En cette nuit, nous pouvons, nous aussi, passer par son regard pour reconnaître en cet Enfant le visage humain de Dieu. A nous aussi, hommes du troisième millénaire, il est possible de rencontrer le Christ et de le contempler avec les yeux de Marie».
Sources:
Jean-Paul II : homélies pour Noël 1978, 1997, 2002.