Vaincre le mal avec le bien – la perfection chrétienne.
Découvrons le sens plus profond de cette invitation du Christ à devenir «parfait comme votre Père céleste est parfait » : une profonde conversion de l’âme qui se laisse modeler par la Passion de son Seigneur par amour pour lui. Les âmes contemplatives ont toujours compris dans ce sens la «perfection » proposée par Jésus : non pas une vie impeccable ou une observation sans faute de la Loi, mais un chemin de détachement à la suite du Christ.
La célébration de la Parole, ce dimanche, met en valeur deux sommets spirituels de l’Ecriture, l’un de l’Ancien Testament, l’autre du Nouveau. Dans le Lévitique, nous écoutons cette belle invitation de Dieu : « Soyez saints, car moi, le Seigneur votre Dieu, je suis saint » (Lv 19, 2) ; des lèvres du Seigneur nous parvient une autre invitation : « Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5, 48). Depuis la montagne où il prononce son discours, Jésus fait donc allusion à ce premier degré de sainteté proposé dans l’Ancien Testament et le dépasse en proposant la folie des béatitudes. C’est pourquoi il utilise à plusieurs reprises la même expression : « Vous avez appris qu’il a été dit… Eh bien ! Moi, je vous dis… ».
Parmi les conseils et les commandements que Jésus nous livre dans ce magnifique sermon de la montagne, aujourd’hui je voudrais que l’on s’arrête sur un conseil très concret, vraiment étonnant, mais qui cache presque tout le secret de l’Evangile, du message du Christ : « Si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui encore l’autre » (Mt 5, 39).
Il ne nous détourne pas de la triste réalité que nous vivons, un monde esclave du péché, égoïste, rempli de convoitises, de la violence et de la haine : la violence continue de sévir dans le monde, mais il nous montre comment l’assumer et la dépasser : en suivant le chemin qu’il a décrit par ses paroles, qu’il a parcouru lui-même par le sacrifice de sa vie, et où il soutient d’innombrables saints à sa suite.
La loi du talion était un grand progrès à l’époque car les sociétés païennes appelaient à se venger au-delà de l’outrage subi. Mais Jésus est venu apporter bien plus, à vaincre finalement le mal par le bien, la haine par l’amour.
Ce changement, nous le voyons illustré de façon spectaculaire dans la figure d’une sainte de notre temps, Joséphine Bakhita, esclave africaine devenue chrétienne et religieuse. Le pape Benoît XVI lui a dédié plusieurs paragraphes de son encyclique sur l’espérance (Spe Salvi) et nous offre un résumé simple de son parcours :
« Elle était née vers 1869 – elle ne savait pas elle-même la date exacte – dans le Darfour, au Soudan. À l’âge de neuf ans, elle fut enlevée par des trafiquants d’esclaves, battue jusqu’au sang et vendue cinq fois sur des marchés soudanais. En dernier lieu, comme esclave, elle se retrouva au service de la mère et de la femme d’un général [turc], et elle fut chaque jour battue jusqu’au sang ; il en résulta qu’elle en garda pour toute sa vie 144 cicatrices. Enfin, en 1882, elle fut vendue à un marchand italien pour le consul italien Callisto Legnani qui, face à l’avancée des mahdistes, revint en Italie. Là, après avoir été jusqu’à ce moment la propriété de « maîtres » aussi terribles, Bakhita connut un « Maître » totalement différent – dans le dialecte vénitien, qu’elle avait alors appris, elle appelait « Paron » le Dieu vivant, le Dieu de Jésus-Christ » .
Face à la cruauté dont elle fut victime, et qui malheureusement perdure de nos jours, nous sentons le scandale de la souffrance des innocents, et nous faisons monter vers Dieu notre interrogation angoissée : comment est-ce possible ? Mais l’histoire de Bakhita montre aussi que la Résurrection du Christ est à l’œuvre : à travers les péripéties incroyables qu’elle a traversées, elle a été rejointe par la Rédemption, et symbolise ce chemin que le Christ amène l’humanité à parcourir : de la haine à l’amour.
Ne nous laissons pas aveugler par le mal, reconnaissons l’action patiente et puissante de Dieu, comme nous y invite le pape François : « Il est vrai que souvent Dieu semble ne pas exister : nous constatons que l’injustice, la méchanceté, l’indifférence et la cruauté ne diminuent pas. Pourtant, il est aussi certain que dans l’obscurité commence toujours à germer quelque chose de nouveau, qui tôt ou tard produira du fruit. Dans un champ aplani commence à apparaître la vie, persévérante et invincible. La persistance de la laideur n’empêchera pas le bien de s’épanouir et de se répandre toujours. Chaque jour, dans le monde renaît la beauté, qui ressuscite transformée par les drames de l’histoire. Les valeurs tendent toujours à réapparaître sous de nouvelles formes, et de fait, l’être humain renaît souvent de situations qui semblent irréversibles. C’est la force de la résurrection et tout évangélisateur est un instrument de ce dynamisme »(Exhortation apostolique Evangelii Gaudium) .
Ayant été touchée, renouvelée et lancée dans le monde par cette « force de la résurrection », sainte Joséphine Bakhita a eu aussi l’héroïsme de regarder son passé avec les yeux du Christ. Lorsqu’on l’interrogeait sur les négriers et ses anciens bourreaux, elle avait ces réponses stupéfiantes, directement inspirées de la partie du Discours sur la montagne que nous proclamons ce dimanche : « Je n’ai jamais détesté personne. Qui sait, peut-être qu’ils ne se rendaient pas compte du mal qu’ils faisaient ? ». « Si je rencontrais ces négriers qui m’ont enlevée et ceux-là qui m’ont torturée, je m’agenouillerais pour leur baiser les mains, car si cela ne fût pas arrivé je ne serais pas maintenant chrétienne et religieuse ». « Les pauvres, peut-être ne savaient-ils pas qu’ils me faisaient si mal : eux ils étaient les maîtres, et moi j’étais leur esclave. De même que nous sommes habitués à faire le bien, ainsi les négriers faisaient cela, par habitude, non par méchanceté » .
Un tel exemple nous renvoie à la médiocrité de notre patience : dans nos familles, dans nos communautés, il y a tant d’occasions de subir un tort, une injustice, voire une violence. Tout en défendant ce qui doit l’être, avons-nous un cœur assez fort pour supporter et pardonner ? Comme nous y invite saint Paul : « Ne te laisse pas vaincre par le mal, sois vainqueur du mal par le bien » (Rm 12, 21).
Pour y arriver, deux simples considérations pourront nous aider.
La première est de placer notre histoire personnelle en regard de l’éternité. Si le sens de ce qui nous arrive est souvent caché, voire scandaleux, rien n’échappe à la Providence, et cela sera pleinement dévoilé à la fin des temps. Dieu, en séchant toute larme, nous montrera aussi pourquoi il a permis que nous les versions. Le jugement dernier n’est pas seulement un appel à la conversion, c’est aussi un message d’espérance comme l’explique le Catéchisme :
« Le jugement dernier interviendra lors du retour glorieux du Christ. Le Père seul en connaît l’heure et le jour, lui seul décide de son avènement. Par son Fils Jésus-Christ il prononcera alors sa parole définitive sur toute l’histoire. Nous connaîtrons le sens ultime de toute l’œuvre de la création et de toute l’économie du salut, et nous comprendrons les chemins admirables par lesquels sa Providence aura conduit toute chose vers sa fin ultime. Le jugement dernier révélera que la justice de Dieu triomphe de toutes les injustices commises par ses créatures et que son amour est plus fort que la mort» (C.E.C 1040) .
Nous découvrirons alors, entre autres choses, que les épreuves fortifient la vertu, comme l’apôtre Pierre nous le rappelle : « Vous tressaillez de joie, bien qu’il vous faille encore quelque temps être affligés par diverses épreuves, afin que, bien éprouvée, votre foi, plus précieuse que l’or périssable que l’on vérifie par le feu, devienne un sujet de louange, de gloire et d’honneur, lors de la Révélation de Jésus-Christ » (1Pi 1, 6-7).
Le Christ n’attend pas la fin des temps pour agir : dès ici-bas, comme le montre l’histoire de sainte Joséphine Bakhita, sa Résurrection est à l’œuvre pour vaincre la haine par l’amour. Un des aspects de cette victoire, que nous oublions souvent, concerne notre relation à nous-mêmes. L’esclavage du péché nous a laissé l’amer fruit de la division intérieure, une impossibilité de nous aimer simplement, qui produit une angoisse mortifère. Si l’on aime toujours, sans jamais garder de ressentiment ou de haine, on sera vraiment libre pour aimer et s’aimer. C’est le bonheur sur la terre. Mais il nous faut accueillir le Christ, qui veut nous libérer, et renoncer à notre manière de voir trop humaine et aveuglée par le péché .
La deuxième considération est de contempler le Christ, de voir comment il a vécu et assumé la violence sur sa propre personne. Nous mettre au pied de la croix, et partager avec lui ce déchaînement des forces obscures de la haine, pour les transformer en amour.
Saint Hilaire de Poitiers (Homélies sur Matthieu) nous y invite : « Ainsi les Evangiles nous prescrivent non seulement de nous abstenir des iniquités, mais requièrent encore l’oubli de l’injustice à venger. Nous avons ordre, en effet, recevant un soufflet, de tendre l’autre joue, et transportant un fardeau pour mille pas, d’en parcourir deux mille plus avant, afin qu’en augmentant le tort subi nous marquions un avantage sur la vengeance, le Seigneur des vertus célestes présentant de lui-même, pour augmenter sa gloire, ses joues aux poings et ses épaules aux fouets » .
C’est alors que nous découvrons le sens plus profond de cette invitation du Christ à devenir «parfait comme votre Père céleste est parfait » : une profonde conversion de l’âme qui se laisse modeler par la Passion de son Seigneur par amour pour lui. Les âmes contemplatives ont toujours compris dans ce sens la « perfection » proposée par Jésus : non pas une vie impeccable ou une observation sans faute de la Loi, mais un chemin de détachement à la suite du Christ.
Pour terminer, nous pouvons reprendre ces expressions de sainte Joséphine, écrites,en 1896, lors de sa profession religieuse, où elle laisse échapper de son âme toute son ardeur missionnaire, le désir de partager le grand trésor de l’amour de Christ : « Ô Seigneur, si je pouvais voler là-bas, auprès de mes gens et prêcher à tous à grands cris ta bonté : Oh, combien d’âmes je pourrais te conquérir ! Tout d’abord ma mère et mon père, mes frères, ma sœur encore esclave… tous, tous les pauvres Noirs de l’Afrique, fais, Ô Jésus, qu’eux aussi te connaissent et t’aiment ! ».
Que la Très Sainte Vierge Marie, Mère du bel amour, nous accorde la grâce de nous laisser transformer par l’amour du Christ, crucifiant en nous l’égoïsme et la haine, pour vaincre toujours le mal par le bien.
Ainsi soit-il.