« Vous êtes le sel de la terre… Vous êtes la lumière du monde ».
Prenons-nous volontiers du temps pour les autres, ou nous dérobons-nous à notre semblable? Dans la communauté chrétienne, sommes-nous habitués à vivre la charité en paroles?
Sources:
– http://lectio-divina-rc.fr/home
– Liturgie des Heures
– Péguy, Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc.
Dans l’Evangile de ce dimanche, le Seigneur Jésus dit à ses disciples : «Vous êtes le sel de la terre… Vous êtes la lumière du monde» (Mt 5, 13.14). Grâce à ces images riches de signification, Il veut leur transmettre le sens de leur mission et de leur témoignage. Une vocation très haute, dont Jésus relève l’enjeu : si les disciples n’y sont pas fidèles, les conséquences en sont terribles pour eux-mêmes : «être piétiné par les gens» (v.13) ; mais s’ils la réalisent, les fruits sont merveilleux : «ils rendront gloire à votre Père qui est aux cieux» (v.16).
En quoi consistent ces invitations à être «sel de la terre, lumière du monde»? Saint Hilaire nous l’explique : «Le sel communique l’incorruptibilité à tous les corps sur lesquels on le répand et il est très propre à faire ressortir dans toutes choses leur saveur cachée. Or les apôtres sont les prédicateurs des choses célestes et ils répandent sur toutes choses le sel de l’éternité. C’est à juste titre qu’ils sont appelés le sel de la terre, parce que la vertu de leur doctrine, comme un sel divin conserve les corps pour l’éternité… La nature de la lumière c’est d’émettre sa clarté partout où elle est portée et de forcer les ténèbres à disparaître de nos demeures … Or le monde placé en dehors de la connaissance de Dieu était enveloppé dans les ténèbres de l’ignorance et c’est par les apôtres qu’il a été inondé de la clarté de la science, que la connaissance de Dieu lui est devenue plus certaine».
Les autres lectures de ce dimanche nous offrent des pistes concrètes pour réaliser ce programme. Saint Paul, dans la première lettre aux Corinthiens (1 Co 2), explique que pour conquérir la bienveillance de ses auditeurs dans cette ville cultivée, il aurait pu faire usage des formes rhétoriques qu’il connaissait bien et offrir un discours conforme à l’esprit du temps, aux idées à la mode. Rien de tout cela: il s’est présenté «craintif et tout tremblant» (v.3), sans le «langage de sagesse qui veut convaincre» (v.4). Il a proclamé une réalité paradoxale, incompréhensible pour ses auditeurs : «Jésus-Christ, ce Messie crucifié» (v.2). S’ils se sont convertis, c’est bien par l’action de l’Esprit Saint. Voilà bien un exemple du «sel de la terre» dont parlait Jésus : un apôtre animé par l’Esprit Saint, une personne seule, perdue dans une ville cosmopolite, qui lui donne de la saveur à travers la proclamation du Christ crucifié. Un message paradoxal et dérangeant, très fort. Jésus avait invité ses disciples à accepter leur vocation de prophètes: «C’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes, qui vous ont précédés» (v.12). Nous voyons saint Paul vivre cette vocation dans son apostolat, et nous sommes appelés à l’imiter, à travers le témoignage de notre foi dans le Christ. Une parole forte et dérangeante, que le monde n’accepte pas, mais à laquelle nous ne pouvons renoncer sous peine de devenir insignifiants: les chrétiens « accommodants », en plus de trahir leur Seigneur, ne reçoivent que le mépris du monde, ils sont « piétinés par les gens ».
L’invitation à être «lumière du monde» reprend l’image proposée par le prophète Isaïe (Is 58) dans la première lecture : «Alors ta lumière jaillira comme l’aurore» (v.7) ; «ta lumière se lèvera dans les ténèbres» (v.10). Les deux exemples proposés par Jésus, la ville haut perchée et la lampe allumée, conduisent à la même invitation : «Que votre lumière brille devant les hommes» (Mt 5, 16). Il s’agit donc des œuvres de miséricorde, de la charité qui rayonne dans la vie des croyants : « voyant ce que vous faites de bien…». Isaïe, par sa description très concrète, nous aide à désirer ces œuvres qui peuvent être matérielles, comme dans la première partie (donner à celui qui a faim ; accueillir le pauvre, etc.), ou spirituelles (faire disparaître la parole malfaisante, etc.). Partageons-nous généreusement notre pain avec celui qui a faim, ou nous contentons-nous d’une aumône symbolique? Prenons-nous volontiers du temps pour les autres, ou nous dérobons-nous à notre semblable? Insistons aussi sur les œuvres spirituelles: dans la communauté chrétienne, sommes-nous habitués à vivre la charité en paroles, à faire disparaître le geste accusateur de nos critiques mutuelles?
Les saints de tous les temps ont été sel de la terre et lumière du monde. Cette semaine nous avons célébré la fête de saint Paul Miki et de ses compagnons martyrs. Sur les traces de saint François Xavier, les pères Jésuites et les frères Franciscains avaient profondément enraciné le christianisme dans le sol japonais. Ecoles, paroisses, hospices et léproseries témoignaient de la vigueur de cette jeune Eglise. Mais, à cette date, le Japon est en proie à des bouleversements politiques importants. Le shogun Taïcosama cherche à unifier le pays en limitant l’influence des daïmios locaux. Il veut aussi limiter l’influence des étrangers au Japon. Or le christianisme est une importation étrangère : le shogun s’en prend donc aux chrétiens. En 1587, les missionnaires sont expulsés, le christianisme interdit. Celui-ci s’enfouit et devient clandestin. Dix ans plus tard la persécution reprend de plus belle. En février 1597, vingt-six chrétiens sont arrêtés : des jésuites, des franciscains, des laïcs tertiaires de saint François, des enfants de chœur… Parmi eux, Paul Miki, premier jésuite japonais et prédicateur passionné. On les promène de ville en ville, pour l’exemple, pour dissuader ceux qui seraient tentés d’embrasser la religion interdite. Torturés, les martyrs continuent à prêcher et à chanter pendant leurs supplices avant de finir crucifiés sur une colline proche de Nagasaki, face à l’Occident, comme pour narguer cet horizon d’où venait le christianisme.
Ecoutez le récit du martyre de Paul Miki et de ses compagnons, écrit par un contemporain : « Lorsqu’ils eurent été crucifiés, ils montrèrent tous une constance admirable, à laquelle les encourageaient, chacun de son côté, le père Pasius et le père Rodriguez. Le père commissaire de la mission demeura toujours immobile, les yeux dirigés vers le ciel. Le frère Martin, pour rendre grâce à la bonté divine, chantait des psaumes, en y ajoutant le verset : En tes mains, Seigneur. Le père François Blanca également rendait grâce à Dieu à haute voix. Le frère Gonzalve disait très fort l’oraison dominicale et la salutation angélique. Paul Miki, notre frère, voyant qu’il se trouvait sur une chaire plus honorable qu’il n’en avait jamais eue, commença par déclarer aux assistants qu’il était Japonais, de la Compagnie de Jésus, qu’il mourait pour avoir annoncé l’Evangile et qu’il rendait grâce à Dieu pour un si éclatant bienfait. Puis il ajouta ces paroles : «Au point où j’en suis parvenu, je pense qu’aucun d’entre vous ne croira que je veuille atténuer la vérité. Je vous déclare donc qu’il n’y a aucune voie de salut sinon celle que suivent les chrétiens. Puisqu’elle m’enseigne à pardonner aux ennemis et à tous ceux qui m’ont fait du mal, je pardonne de grand cœur au roi et à tous les auteurs de ma mort, et je les prie de vouloir bien recevoir le baptême chrétien». Puis, tournant les regards vers ses compagnons, il se mit à les encourager dans ce combat suprême. De la joie apparaissait sur le visage de tous, mais spécialement sur le visage de Louis ; lorsqu’un chrétien lui cria qu’il serait bientôt au Paradis, il eut un geste des doigts et de tout le corps qui exprimait une joie profonde et qui tourna vers lui les regards de tous les spectateurs. Antoine qui était le dernier de la rangée, à côté de Louis, les yeux fixés au ciel, après avoir invoqué les noms de Jésus et de Marie, entonna le psaume : Enfants, louez le Seigneur, qu’il avait appris à Nagasaki, à l’école de catéchèse ; dans cette institution chrétienne, en effet, on donne aux enfants des psaumes à apprendre par cœur en vue de la catéchèse. D’autres enfin répétaient « Jésus, Marie » avec un visage paisible ; certains exhortaient les assistants à mener une vie digne d’un chrétien ; par ce comportement et d’autres du même genre, ils montraient qu’ils allaient bientôt mourir. Alors quatre bourreaux tirèrent leurs piques des gaines dont se servent les Japonais. A cette vue horrible, tous les fidèles crièrent : « Jésus, Marie » et le concert de lamentations qui suivit monta jusqu’au ciel. Les bourreaux, en très peu de temps, d’un ou deux coups, achevèrent chacun des martyrs ».
Je termine avec les paroles que Péguy met dans les lèvres de sainte Jeanne d’Arc : «Il y a eu des saints de toute sorte. Il a fallu des saints et saintes de toute sorte. Et aujourd’hui il en faudrait. Il en faudrait peut-être encore d’une sorte de plus».
Ainsi soit-il.