Gaudete !
La joie chrétienne est intérieure ; elle ne vient pas de l’extérieur, mais de l’intérieur, comme certains lacs alpins qui s’alimentent, non pas d’un fleuve qui vient s’y jeter de l’extérieur, mais d’une source jaillissant de ses profondeurs.
Dans notre parcours d’Avent, nous voici parvenus au dimanche de Gaudete (« Réjouissez-vous ! »), dont le titre est emprunté à la Lettre aux Philippiens : « Soyez toujours dans la joie du Seigneur ; je le redis : soyez dans la joie. » (Ph 4, 4).
Nous pourrions légitimement nous étonner : peut-on vraiment donner l’ordre à quelqu’un d’être joyeux ? Au milieu des tribulations, doutes et difficultés de cette vie, cet ordre n’est-il pas déplacé ? Dans la rue, le dimanche matin, nous voyons le fêtard rentrer dormir après une nuit dissipée et le croyant sortir de sa prière pour aller à la messe. Lequel est vraiment joyeux ? Notre méditation essaiera d’approfondir ce que signifie la vraie joie chrétienne.
Il y a quelques années, lors d’une campagne de l’aile militante de l’athéisme, un slogan publicitaire, placé sur les transports publics de Londres, disait ceci: « Dieu probablement n’existe pas. Donc arrête de te tourmenter et profite de la vie »: « There’s probably no God. Now stop worrying and enjoy your life ». L’élément le plus insidieux de ce slogan n’est pas la prémisse « Dieu n’existe pas » (qui est toute à démontrer), mais la conclusion: « Profite de la vie!» Le message sous-entend que la foi en Dieu empêche de profiter de la vie, qu’elle est une ennemie de la joie. Que sans elle il y aurait plus de bonheur dans le monde! Il faut donner une réponse à cette insinuation qui éloigne de la foi, surtout les jeunes.
A propos de joie, Jésus a accompli une révolution. Il existe une expérience humaine universelle: dans cette vie, le plaisir et la souffrance se succèdent, à un rythme dont la régularité même renvoie au mouvement des eaux de la mer, quand la vague se soulève puis redescend laissant derrière elle un vide. « Un je ne sais quoi d’amer – a écrit le poète païen Lucrèce – jaillit du plus profond de chaque plaisir et nous angoisse au cœur des délices ». L’usage de la drogue, l’abus du sexe, la violence homicide, donnent sur le moment l’ivresse du plaisir, mais conduisent à la dissolution morale de la personne, voire souvent à sa dissolution physique. Le Christ a renversé ce rapport entre le plaisir et la souffrance. «Renonçant à la joie qui lui était proposée, il a enduré l’humiliation de la croix » (Hé. 12,2). Ce n’est plus un plaisir qui se termine en souffrance, mais une souffrance qui conduit à la vie et à la joie. Il ne s’agit pas seulement d’une succession différente des deux choses ; c’est la joie, de cette façon, qui a le dernier mot, et non pas la souffrance, et cette joie est éternelle. « Ressuscité d’entre les morts, le Christ ne meurt plus ; sur lui la mort n’a plus aucun pouvoir. » (Rom 6,9). La croix se termine avec le Vendredi Saint, la béatitude et la gloire du dimanche de la Résurrection se prolongent dans l’éternité.
Néanmoins, nous devons prévenir une facile objection: la joie n’est-elle donc réservée qu’après la mort ? Cette vie n’est-elle donc, pour les chrétiens, qu’une « vallée de larmes » ? Au contraire, nul ne saurait faire une plus grande expérience de cette vraie joie, que les vrais croyants. On raconte qu’un jour, un saint a crié à Dieu: «Assez, mon Dieu, avec la joie! Mon cœur ne peut en contenir davantage ». Les croyants, exhorte l’apôtre, sont «spe gaudentes», heureux dans l’espérance (Rm 12, 12), ce qui ne signifie pas seulement qu’« ils espèrent être heureux » (sous-entendu dans l’au-delà), mais qu’ils sont aussi « heureux d’espérer », heureux maintenant, grâce à l’espérance.
La joie chrétienne est intérieure ; elle ne vient pas de l’extérieur, mais de l’intérieur, comme certains lacs alpins qui s’alimentent, non pas d’un fleuve qui vient s’y jeter de l’extérieur, mais d’une source jaillissant de ses profondeurs. Elle naît de l’action mystérieuse et actuelle de Dieu dans le cœur de l’homme en grâce. Elle nous met dans les conditions d’en avoir en abondance malgré les épreuves (cf. 2 Co 7, 4). Elle est « fruit de l’Esprit » (Gal 5, 22; Rm 14, 17), source de paix pour les cœurs, source de plénitude de sens dans la vie. Elle rend capable d’aimer et de se laisser aimer, mais surtout d’espérer, car il ne peut y avoir de joie sans l’espérance.
Le terme latin gaudium, exprime le contentement légitime et durable de celui qui savoure un bien profond, il ne s’agit pas d’un mouvement de bonne humeur superficiel et fugitif. C’est la différence qui sépare la paix profonde, celle de l’âme qui jouit de son Seigneur, de la paix passagère que nous offrent le monde et ses vanités. Comme l’océan, l’âme peut être agitée en surface, et n’avoir aucune divertissement superficiel, mais trouver dans les profondeurs de sa vie spirituelle le gaudium qu’engendre la présence de Jésus. Cette paix intérieure de la conscience, rien ne peut nous l’ôter : l’unique véritable préoccupation de notre vie devrait donc être de ne pas perdre notre union avec Lui et de la cultiver jour après jour, jusqu’au son épanouissement dans l’Eternité. Devant les multiples ennemis qui menacent cette union, tant intérieurs qu’extérieurs, il nous faut sans cesse suivre l’invitation d’Isaïe, puis de Jean-Baptiste, de « préparer les voies du Seigneur » et d’écarter les obstacles à son action en nous, pour qu’il puisse irradier au plus profond de nous-mêmes le gaudium de sa présence.
Je voudrais terminer cette homélie avec un paragraphe de la dernière lettre écrite par Guy de Larigaudie, le saint patron des scouts. En septembre 1939, il rejoint le 11ème régiment de cuirassier du camp de Mailly lorsque la Seconde Guerre Mondiale éclate. Affecté, à sa demande, à un groupe de reconnaissance, il se retrouve en combat rapproché, le 11 mai 1940 près de Musson (Belgique) face à l’armée allemande. Touché, il tombe au champ d’honneur et sur lui on retrouvera cette lettre, adressée à une religieuse carmélite qui était sa confidente spirituelle :
« Ma Sœur, me voici maintenant au baroud. Peut-être n’en reviendrais-je pas. J’avais de beaux rêves et de beaux projets, mais, n’était la peine immense que cela va faire à ma pauvre maman et aux miens, j’exulte de joie. J’avais tellement la nostalgie du Ciel et voilà que la porte va bientôt s’ouvrir. Le sacrifice de ma vie n’est même pas un sacrifice, tant mon désir du Ciel et de la possession de Dieu est vaste. J’avais rêvé de devenir un saint et d’être un modèle pour les louveteaux, les scouts et les routiers. L’ambition était peut-être trop grande pour ma taille, mais c’était mon rêve. Je suis dans une formation à cheval et je suis heureux que ma dernière aventure soit à cheval. Il n’est plus maintenant que de courir joyeusement ma dernière aventure».
Postface : La joie parfaite selon Saint François d’Assise.
Comment Saint François, cheminant avec frère Léon, lui exposa ce qu’est la joie parfaite.
Comme saint François allait une fois de Pérouse à Sainte Marie des Anges avec frère Léon, au temps d’hiver, et que le froid très vif le faisait beaucoup souffrir, il appela frère Léon qui marchait un peu en avant, et parla ainsi : « O frère Léon, alors même que les frères mineurs donneraient en tout pays un grand exemple de sainteté et de bonne édification, néanmoins écris et note avec soin que là n’est point la joie parfaite».
Et saint François allant plus loin l’appela une seconde fois : « O frère Léon, quand même le frère mineur ferait voir les aveugles, redresserait les contrefaits, chasserait les démons, rendrait l’ouïe aux sourds, la marche aux boiteux, la parole aux muets et, ce qui est un plus grand miracle, ressusciterait des morts de quatre jours, écris qu’en cela n’est point la joie parfaite ».
Marchant encore un peu, saint François s’écria d’une voix forte : «O frère Léon, si le frère Mineur savait toutes les langues et toutes les sciences et toutes les Ecritures, en sorte qu’il saurait prophétiser et révéler non seulement les choses futures, mais même les secrets des consciences et des âmes, écris qu’en cela n’est point la joie parfaite».
Allant un peu plus loin, saint François appela encore d’une voix forte : « O frère Léon, petite brebis de Dieu, quand même le frère parlerait la langue des Anges et saurait le cours des astres et les vertus des herbes, et que lui seraient révélés tous les trésors de la terre, et qu’il connaîtrait les vertus des oiseaux et des poissons, de tous les animaux et des hommes, des arbres et des pierres, des racines et des eaux, écris qu’en cela n’est point la joie parfaite».
Et faisant encore un peu de chemin, saint François appela d’une voix forte : « O frère Léon, quand même le frère Mineur saurait si bien prêcher qu’il convertirait tous les fidèles à la foi du Christ, écris que là n’est point la joie parfaite».
Et comme de tels propos avaient bien duré pendant deux milles, frère Léon, fort étonné, l’interrogea et dit : « Père, je te prie, de la part de Dieu, de me dire où est la joie parfaite». Et saint François lui répondit : « Quand nous arriverons à Sainte-Marie-des-Anges, ainsi trempés par la pluie et glacés par le froid, souillés de boue et tourmentés par la faim et que nous frapperons à la porte du couvent, et que le portier viendra en colère et dira: «Qui êtes-vous?» et que nous lui répondrons :«Nous sommes deux de vos frères », et qu’il dira : « Vous ne dites pas vrai, vous êtes même deux ribauds qui allez trompant le monde et volant les aumônes des pauvres ; allez-vous en ». Et quand il ne nous ouvrira pas et qu’il nous fera rester dehors dans la neige et la pluie, avec le froid et la faim, jusqu’à la nuit, alors si nous supportons avec patience, sans trouble et sans murmurer contre lui, tant d’injures et tant de cruauté et tant de rebuffades et si nous pensons avec humilité et charité que ce portier nous connaît véritablement et que Dieu le fait parler contre nous, ô frère Léon, écris que là est la joie parfaite. Et si nous persistons à frapper, et qu’il sorte en colère, et qu’il nous chasse comme des vauriens importuns, avec force vilenies et soufflets en disant : « Allez-vous-en d’ici misérables petits voleurs, allez à l’hôpital, car ici vous ne mangerez ni ne logerez », si nous supportons tout cela avec patience, avec allégresse, dans un bon esprit de charité, ô frère Léon, écris que là est la joie parfaite.
Et si nous, contraints pourtant par la faim, et par le froid, et par la nuit, nous frappons encore et appelons et le supplions pour l’amour de Dieu, avec de grands gémissements, de nous ouvrir et de nous faire cependant entrer, et qu’il dise, plus irrité encore : « ceux-ci sont des vauriens importuns, et je vais les payer comme ils le méritent », et s’il sort avec un bâton noueux, et qu’il nous saisisse par le capuchon, et nous jette par terre, et nous roule dans la neige, et nous frappe de tous les nœuds de ce bâton, si tout cela nous le supportons patiemment et avec allégresse, en pensant aux souffrances du Christ béni, que nous devons supporter pour son amour, ô frère Léon, écris qu’en cela est la joie parfaite.
Et enfin, écoute la conclusion, frère Léon : au-dessus de toutes les grâces et dons de l’Esprit-Saint que le Christ accorde à ses amis, il y a celui de se vaincre soi-même, et de supporter volontiers pour l’amour du Christ les peines, les injures, les opprobres et les incommodités ; car de tous les autres dons de Dieu nous ne pouvons nous glorifier, puisqu’ils ne viennent pas de nous, mais de Dieu, selon que dit l’Apôtre : « Qu’as-tu que tu ne l’aies reçu de Dieu ? Et si tu l’as reçu de lui, pourquoi t’en glorifies-tu comme si tu l’avais de toi-même ? ». Mais dans la croix de la tribulation et de l’affliction, nous pouvons nous glorifier parce que cela est à nous, c’est pourquoi l’Apôtre dit : « Je ne veux point me glorifier si ce n’est dans la croix de Notre-Seigneur Jésus Christ».
A qui soit toujours honneur et gloire dans tous les siècles des siècles.