Le rapport de l’Eglise au monde.
Commencez dès maintenant, en ce saint temps de Pâques, votre résurrection avec le Christ. Efforcez-vous désormais de faire ce qui vous paraît difficile, mais qui ne devrait pas, ne doit pas être négligé : veillez, priez et méditez. Je ne vous demande pas de quitter le monde, ni d’abandonner vos devoirs sur cette terre, mais de reprendre possession de votre temps. Bienheureux J.H. Newman.
« Je leur ai fait don de ta parole, et le monde les a pris en haine parce qu’ils ne sont pas du monde, de même que moi je ne suis pas du monde. Je ne demande pas que tu les retires du monde, mais que tu les gardes du Mauvais. Ils ne sont pas du monde, comme moi je ne suis pas du monde. Consacre-les par la vérité : ta parole est vérité. De même que tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi, je les ai envoyés dans le monde » (Jn 17, 18-19).
Il y a dans l’évangile de Jean une dialectique de la situation des chrétiens dans le monde : à la fois dedans et dehors, immergés dans la vie sociale de leurs contemporains, et témoignant d’une autre vie qui vient d’en-haut; solidaires des combats pour la dignité humaine et contestant la prétention de ce monde à être l’horizon ultime de l’homme. L’Eglise est dans le monde sans être du monde.
Au premier siècle de notre ère le vieux paganisme antique voit avec stupeur émerger de son sein une race nouvelle : les chrétiens.
Il en est un peu dans le début de notre ère comme il arrive dans l’histoire d’une civilisation lorsqu’une race nouvelle bouscule et submerge l’autochtone faible et mollement installé. Mais loin de détruire la civilisation, les chrétiens se proposèrent de la cimenter avec l’or de la charité surnaturelle. Ou plutôt ils ne cherchèrent pas tant à sauver une civilisation qu’à la dresser vers le ciel en lui rendant les puissantes assises de la loi naturelle. Naturelle, c’est-à-dire divine.
Vers l’an 210, un de la race nouvelle, demeuré inconnu, écrivit une lettre, document d’une hauteur de vue incomparable, à un certain Diognète.
L’auteur explique à son correspondant quelle est la vraie noblesse des chrétiens : « Les chrétiens, dit-il, ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par les vêtements. Ils n’habitent pas des villes qui leur soient propres, ils ne se servent pas de quelque dialecte extraordinaire, leur genre de vie n’a rien de singulier. Ce n’est pas à l’imagination ou aux rêveries d’esprits agités que leur doctrine doit sa découverte ; ils ne se font pas, comme tant d’autres, les champions d’une doctrine humaine. Ils se répartissent dans les cités grecques et barbares suivant le lot échu à chacun ; ils se conforment aux usages locaux pour les vêtements, la nourriture et la manière de vivre, tout en manifestant les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur république spirituelle ».
D’entrée de jeu, voici établi le paradoxe chrétien : bons citoyens parmi d’autres, ils appartiennent à une autre cité, invisible et mystérieuse, ayant son régime et ses lois propres.
Déjà saint Paul disait aux Éphésiens : «Vous n’êtes plus des étrangers et des voyageurs mais les concitoyens des saints et les hommes de la maison de Dieu» (Éph. II, 19).
L’auteur de la lettre à Diognète poursuit : «Ils résident chacun dans sa propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés. Ils participent à tout comme des citoyens et supportent tout comme des étrangers. Toute terre étrangère leur est une patrie et toute patrie une terre étrangère. Ils se marient comme tout le monde, ils ont des enfants, mais ils n’abandonnent pas leurs nouveau-nés. Ils partagent tous la même table mais non la même couche. Ils sont dans la chair mais ne vivent pas selon la chair. Ils passent leur vie sur la terre mais sont citoyens du ciel. Ils obéissent aux lois établies et leur manière de vivre l’emporte en perfection sur les lois. Ils sont dans la chair, mais ils ne vivent pas selon la chair. Ils passent leur vie sur la terre, mais ils sont citoyens du ciel. Ils obéissent aux lois établies, et leur manière de vivre est plus parfaite que les lois. Ils aiment tout le monde, et tout le monde les persécute. On ne les connaît pas, mais on les condamne ; on les tue et c’est ainsi qu’ils trouvent la vie. Ils sont pauvres et font beaucoup de riches. Ils manquent de tout et ils tout en abondance. On les méprise et, dans ce mépris, ils trouvent leur gloire. On les calomnie, et ils y trouvent leur justification. On les insulte, et ils bénissent. On les outrage, et ils honorent. Alors qu’ils font le bien, on les punit comme des malfaiteurs. Tandis qu’on les châtie, ils se réjouissent comme s’ils naissaient à la vie. Les Juifs leur font la guerre comme à des étrangers, et les Grecs les persécutent ; ceux qui les détestent ne peuvent pas dire la cause de leur hostilité. En un mot, ce que l’âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde. L’âme est répandue dans tous les membres du corps comme les chrétiens dans les cités du monde. L’âme habite dans le corps et pourtant elle n’est pas du corps, comme les chrétiens habitent dans le monde mais ne sont pas du monde […] L’âme est enfermée dans le corps : c’est elle pourtant qui maintient le corps ; les chrétiens sont comme détenus dans la prison du monde : ce sont eux pourtant qui maintiennent le monde. L’âme immortelle campe dans une tente mortelle: ainsi les chrétiens campent-ils dans le monde corruptible, en attendant l’incorruptibilité du ciel. L’âme devient meilleure en se mortifiant par la faim et la soif; et les chrétiens, persécutés, se multiplient de jour en jour. Le poste que Dieu leur a fixé est si beau qu’il ne leur est pas permis de le déserter » (A Diognète, V-VI).
Oui, c’est bien une nouvelle race d’homme qui a fait son apparition et ces premiers chrétiens, ce sont eux qui ont forgé l’ébauche d’une société selon l’Evangile. L’idée que les chrétiens, citoyens du ciel, sauvent et maintiennent l’ordre temporel dans son intégrité est le fondement même du véritable humanisme. Du seul humanisme qui ne soit pas trompeur, précisément parce qu’il ne sépare pas, comme dans l’égarement furieux des sectateurs de Manès, le Dieu créateur du Dieu rédempteur, la nature de la grâce.
Déjà au IIe siècle Tertullien élève une protestation célèbre contre ceux qui condamnaient le christianisme comme une évasion hors de l’ordre naturel, sous prétexte que les chrétiens appartiennent à la cité de Dieu. Voici ce qu’il répond à ses détracteurs : «Nous ne sommes pas étrangers à la vie. Nous nous rappelons fort bien nos devoirs de reconnaissance envers Dieu, notre maître et créateur ; nous ne rejetons aucun fruit de ses œuvres ; mais nous nous modérons dans leur usage pour ne pas en user mal ou avec excès. Et ainsi, nous n’habitons nullement dans ce monde sans place publique, sans marchés, sans bains, sans maisons, sans boutiques, sans écuries, sans vos foires et sans tous vos autres trafics. Comme vous, nous naviguons et nous guerroyons, nous cultivons les champs et nous faisons du commerce, si bien que nous pratiquons avec vous des échanges et mettons à votre disposition nos travaux. Comment pourrions-nous paraître inutiles à vos affaires quand nous y sommes mêlés et quand nous en vivons ? Je ne le vois vraiment pas !» (Adversus Valentinum.)
A l’adresse des païens nantis qui reprochaient aux chrétiens minoritaires l’austérité de leur vie, Tertullien répond vertement : « Nous sommes d’hier, et déjà nous avons rempli la terre et tout ce qui est à vous : les villes, les îles, les postes fortifiés, les municipes, les bourgades, les camps eux-mêmes, les tribus, les décuries, le palais, le sénat, le forum ; nous ne vous avons laissé que les temples ! ». Ailleurs il loue la fidélité des épouses et le courage des soldats chrétiens.
Lorsque quelques siècles plus tard saint Benoît édictera sa règle, sans savoir qu’elle sera le futur code de civilisation des nations barbares, il n’aura qu’à protéger et purifier les assises de l’antique sagesse naturelle constituée par l’héritage gréco-latin, élevant graduellement ses disciples de la piété et de la probité romaines jalousement conservées par ses ancêtres les montagnards sabins, jusqu’à l’imitation des mœurs divines, qui est le but de la vie monastique. Cette continuité sans rupture par héritages successifs, enrichie et couronnée par l’ordre surnaturel, est la marque propre d’une civilisation chrétienne.
Qui ne voit que la race chrétienne est constamment occupée à créer, à sauver, à éduquer, à bâtir ? Sans doute, n’ayant pas pour mission d’empêcher le monde de passer mais bien plutôt de sanctifier un monde qui passe, l’Eglise montre inlassablement à ses enfants la direction du ciel. Elle sait que depuis la grande cassure du péché originel la nostalgie d’un au-delà des valeurs terrestres a beaucoup moins de prise sur l’homme que l’attachement aux plaisirs d’ici-bas ; mais avec la tendresse d’une mère, elle laisse toute latitude à ses fils pour laisser sur la terre une trace du bonheur qu’elle leur promet dans l’éternité.
Admirons la grandeur surnaturelle de l’Église, Corps mystique du Christ, épouse immaculée, mère des vivants, dispensatrice des sacrements, colonne de la vérité, née de la pensée éternelle de Dieu ! Elle est du ciel avant d’être de la terre ; elle est plus du ciel que de la terre; elle vivra éternellement dans le ciel, quand la terre aura cessé de tourner autour du soleil.
«Ils ne sont pas du monde». Nous mes chers frères et sœurs, nous ne sommes pas du monde, nous sommes du Christ qui nous a racheté au prix de son sang mais nous sommes dans le monde pour transformer le monde, pour montrer aux hommes le chemin vers le Ciel. Nous sommes dans le monde les héritiers de saints, nous appelés à continuer dans le monde l’aventure qu’ils ont commencé. Nous disons donc avec Léon Bloy : « Il n’y a qu’une tristesse c’est de ne pas être des saints».
Et avec Bernanos : « Pour être un saint, quel évêque ne donnerait son anneau, sa mitre et sa crosse, quel cardinal sa pourpre, quel pontife sa robe blanche, ses suisses et tout son temporel ? La sainteté est une aventure, elle est même la seule aventure. Qui l’a compris est entré au cœur de la foi catholique, a senti tressaillir dans sa chair mortelle une autre terreur que celle de la mort, une espérance surhumaine… Dieu n’a pas fait l’Église pour la prospérité des saints mais pour qu’elle transmît leur mémoire, pour que ne fût pas perdu, avec le divin miracle, un torrent d’honneur et de poésie » (Jeanne relapse et sainte).
Mettons en pratique les conseils du Bienheureux John Henry Newman : «Commencez dès maintenant, en ce saint temps de Pâques, votre résurrection avec le Christ. Voyez comme il vous tend la main ! Il ressuscite ; ressuscitez avec lui ! Sortez du tombeau du vieil Adam, abandonnez vos préoccupations, les jalousies, les soucis, les ambitions du monde, l’esclavage de l’habitude, le tumulte des passions, les fascinations de la chair, l’esprit froid, terre à terre et calculateur, la légèreté, l’égoïsme, la mollesse, la vanité et les manies de grandeur. Efforcez-vous désormais de faire ce qui vous paraît difficile, mais qui ne devrait pas, ne doit pas être négligé : veillez, priez et méditez… Montrez que votre cœur, vos aspirations et toute votre vie sont avec votre Dieu. Réservez chaque jour un peu de temps pour aller à sa rencontre… Je ne vous demande pas de quitter le monde, ni d’abandonner vos devoirs sur cette terre, mais de reprendre possession de votre temps. Ne consacrez pas des heures entières aux loisirs ou à la vie en société, alors que vous ne consacrez que quelques instants au Christ. Ne priez pas uniquement quand vous êtes fatigués et au bord du sommeil ; n’oubliez pas complètement de le louer ou d’intercéder pour le monde et pour l’Église. Conduisez-vous selon les paroles des Saintes Ecritures : « Recherchez les réalités d’en-haut ». Montrez votre appartenance au Christ, car votre cœur « est ressuscité avec lui » et « votre vie est cachée en lui » (Col 3,1-3)» (PPS, vol. 6, n°15 « Rising with Christ »).
Apprenons donc de l’Esprit du Christ ce que veut dire : être dans le monde sans être du monde.
Ainsi soit-il.