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Année 2022-Homélie pour le 8ème dimanche du temps ordinaire (JGA).

La paille et la poutre.
Il faut tenir les deux ensemble : avertir quelqu’un de son péché pour qu’il s’en détourne sans l’avoir fait d’abord pour soi-même relève de l’hypocrisie.
Pas de correction fraternelle sans humilité et exigence envers soi d’abord. Mais réciproquement, pas de chemin personnel qui se désintéresse des impasses de l’autre.


«Un aveugle peut-il guider un autre aveugle ? Ne vont-ils pas tomber tous les deux dans un trou ?». Choisir ceux dont on va suivre les pas est tout un art. Dans la tradition juive, choisir un maître était tout aussi important que de choisir son mari ou sa femme ! Dans la tradition monastique chrétienne, choisir de devenir le disciple de saint Benoît, saint Augustin, saint Basile ou saint Bruno est le choix de toute une vie. La relation maître-disciple était tellement structurante au temps de Jésus que les adultes se définissaient toujours en mentionnant leur rabbin de référence, comme Paul revendiquait d’être l’élève de Gamaliel (Ac 22,3).
Quels maîtres choisir ? Nous avons trop oublié cette école d’initiation – par l’enseignement et par l’exemple – d’un guide nous faisant accéder au meilleur de nous-mêmes. Alors le risque est grand de se choisir des petits maîtres d’occasion, le temps d’une brève séduction. Faute de maîtres spirituels authentiques, ou faute d’envie de les suivre, beaucoup s’attachent désormais à tel Youtuber, à telle page Facebook, ou deviennent followers sur Twitter de telle ou telle figure.
Pourtant, les sportifs et les musiciens par exemple savent bien qu’ils ne parviendront pas au sommet de leur art sans un champion à admirer, un artiste référent. Si nous choisissons des aveugles pour nous guider alors ne nous étonnons pas de devenir médiocres à leur image.

Mais qu’est-ce que voir clair, à l’inverse d’un guide aveugle ? L’enjeu de la parabole de la paille et de la poutre est bien de choisir quelqu’un qui voit clair pour nous guider. Pour ce faire, Jésus force le trait comme toujours dans ses paraboles. Une paille dans l’œil ? Un grain de poussière est déjà énorme. Il suffit à nous faire pleurer, cligner de l’œil sans arrêt, jusqu’à ce que les larmes ou la paupière parviennent à l’enlever. Mais nul n’a jamais ôté une paille entière de son œil ou d’un autre. Alors pour la poutre, impossible d’avoir une poutre digne de ce nom dans l’œil ! Il s’agit de forcer le trait pour comprendre l’effet produit. Paille ou poutre empêchent d’y voir clair, et peuvent rendre borgne sinon aveugle. Jésus pense aux scribes et pharisiens : «Guides aveugles, qui arrêtez au filtre le moucheron et avalez le chameau !» (Mt 23,24). Ils accablent le peuple de lourds fardeaux (les obligations rituelles de pureté, pour se vêtir, se nourrir etc.) qu’eux-mêmes ne peuvent pas porter (Mt 23, 14). Avec de tels maîtres, le risque est grand de tomber ensemble dans le trou de l’hypocrisie religieuse! C’est à dire de devenir beaux à l’extérieur mais rempli de pourriture à l’intérieur en oubliant le cœur de la religion : la Charité !
Nous pouvons penser aujourd’hui à tous ces maîtres improvisés dans les médias ou les réseaux sociaux: accorder sa confiance à de tels ‘borgnes’ nous condamnerait à nous noyer avec eux dans l’inconsistance de leur pensée.

A l’inverse, Jésus nous avertit que la tentation d’être le maître de l’autre, voire son sauveur, en lui enlevant sa paille de l’œil, est tout aussi dangereuse que de vouloir suivre un borgne ou un aveugle. N’est pas maître qui veut ! Il y faut des années de pratique et de labeur sur soi. 10% de génie et 90% de travail : c’est le cocktail gagnant des grands champions, que ce soit aux échecs ou au tennis, au judo ou au violon. Celui qui voudrait transformer les autres sans s’être transformé lui-même ne produirait pas de bons fruits. D’ailleurs, au désert en Egypte, les premiers moines ne cherchaient pas de disciples. Ceux qui voulaient devenir disciples les recherchaient eux, car ils étaient reconnus comme de vrais guides. Mais notons bien que Jésus ne demande pas de renoncer à ôter la paille. Ôter la poutre en soi d’abord, mais ensuite assumer ses responsabilités de répondre du salut de son frère : « Si ton frère a péché contre toi, va,  reprends-le entre toi et lui seul; s’il t’écoute, tu auras gagné ton frère » (Mt 18,15).
Il faut tenir les deux ensemble : avertir quelqu’un de son péché pour qu’il s’en détourne sans l’avoir fait d’abord pour soi-même relève de l’hypocrisie. Ce n’est d’ailleurs pas crédible, car l’écart est visible aux yeux de tous entre ce qui est dit et ce qui est vécu. Pas de correction fraternelle sans humilité et exigence envers soi d’abord. Mais réciproquement, pas de chemin personnel qui se désintéresse des impasses de l’autre. La sainteté n’est pas pour soi : elle diffuse d’elle-même, sans le vouloir. Elle rayonne, et éclaire les zones d’ombre de ceux qui s’approchent du saint, sans aucun jugement ni condamnation.
S’il ne comporte ni jugement ni condamnation, mais espérance et amour, le geste d’ôter la paille établit entre les deux une relation d’entraide, de communion fraternelle qui ressemble à la communion des saints…

Quels maîtres allons-nous choisir ?
Comment allons-nous conjuguer bienveillance et exigence, et d’abord envers soi ?

Dans les derniers mots de l’Evangile d’aujourd’hui Jésus applique son observation à un vice subtil qui nous guette tous : les paroles mauvaises, celles qui détruisent le prochain et brisent la charité, elles sont comme un fruit du péché originel, cueilli sur un cœur mauvais : « ce que dit la bouche, c’est ce qui déborde du cœur » (v.45). Combien de bavardages détruisent la charité, divisent les familles, les communautés en étant inopportuns ou par manque de délicatesse! D’ailleurs, les bavardages tuent et c’est ce que dit l’apôtre Jacques dans sa lettre. Le bavard, la bavarde sont des gens qui tuent: ils tuent les autres, parce que la langue tue comme une bombe. Avec sa langue le bavard  lance une bombe et s’en va tranquillement, mais ce qui est dit à travers cette bombe lancée détruit la réputation d’autrui.

Il ne faut pas oublier: parler mal du prochain, c’est le tuer.

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