Tout laisser pour suivre le Christ.
La pauvreté matérielle est un sacrement, c’est-à-dire un moyen et un signe visible. Le sacrement d’une pauvreté radicale et exigeante: la pauvreté en esprit, la pauvreté de cœur, qu’on appelle aussi dépossession, renoncement, mort à soi-même.
Cet homme, ce jeune homme dit-on, a le mauvais rôle dans cet épisode de l’Evangile, en raison de ce départ dans la tristesse. Mais il est en fait très estimable. Car il ne faut pas oublier le début de la rencontre: il accourt vers Jésus, il se met à genoux, et il lui demande: « que dois-je faire pour hériter de la vie éternelle?» Il se préoccupe de la vie éternelle! Qui aujourd’hui, même parmi les chrétiens, cherche avec autant de ferveur la vie éternelle? Est-ce vraiment l’héritage que nous convoitons? Curieusement, ce n’est pas cet héritage-là qui suscite des querelles.
Pour cette seule raison, cet homme est déjà très estimable. Il a manifestement tout pour lui, comme on dit. C’est un notable, dit Luc, il observe les commandements, il ne pratique pas une vie dissolue, comme tant de fils de famille, en attendant de se ranger en se mariant. Il est riche, ce qui ne gâche rien et il a des préoccupations spirituelles. C’est le fils comme tant de mères en rêvent, c’est le gendre idéal, le fiancé dont rêvent les jeunes filles dans le silence de la nuit. Il a tout pour lui, ou presque, il ne lui manque qu’une seule chose. Tout laisser, tout lâcher pour suivre le Christ.
Si souvent nous voudrions avoir le Christ en plus du reste. Etre des gens biens, généreux, dignes, riches si possible et chrétiens en plus. Nous voudrions que le Christ soit dans notre vie un bien parmi d’autres, le plus beau sans doute, mais un en plus des autres. Mais cela ne marche pas: il nous demande d’être prêts à tout laisser pour lui. Il est le bien que l’on ne peut pas posséder si on n’est pas prêt à lui sacrifier tous les autres. Voilà l’enseignement de cet Evangile.
On touche là ce qu’il y a d’irréductible dans la vie chrétienne, dans la vie du baptisé, ce qui fait que la vie ne peut pas être chrétienne en plus du reste. Jésus dit à notre jeune homme qu’on doit le préférer à tout et il le répète plusieurs fois dans l’Evangile, parce qu’il est Dieu. Il ne veut pas la première place, il veut toute la place. La vie chrétienne n’est pas une vie morale supérieure (d’ailleurs cela se saurait et se verrait), c’est une vie où le Christ est la première préoccupation. C’est cela, chercher à hériter de la vie éternelle.
Bien sûr, cela passe pour chacun par des voies différentes. Le Christ ne demande pas à tous de vendre ce que l’on possède et de le donner aux pauvres. Il le fait parfois. Mais il demande toujours de détenir des biens comme si on ne les possédait pas, d’en user pour le bénéfice du plus grand nombre, de ne pas y placer sa sécurité. Il y a un esprit de pauvreté qui doit refléter, en tout chrétien, l’attachement au Christ pauvre. Jésus ne demande pas d’abandonner son épouse, son époux, ses enfants, mais de ne jamais oublier qu’il est le plus grand des biens, des uns et des autres. Ayons le courage de le dire: il s’agit de l’aimer en premier et par-dessus tout. Loin de nous dissuader d’aimer nos proches, notre famille, cela nous aidera à les aimer mieux et donc davantage.
Cet homme de l’Evangile, par sa question, nous rappelle ce que nous devons chercher: la vie éternelle. Et la réponse de Jésus nous rappelle la radicalité du choix de Dieu.
La fin de la rencontre n’est pas heureuse. Le jeune homme s’en va tout triste parce qu’il a de grands biens. Grâces à Dieu, tous les jeunes hommes riches ne repartent pas sombres et contristés! Il en est, et pas des moindres, que la parole de Jésus au contraire a libérés. Elle a dégagé dans leur cœur les sources de la vraie joie. Tel fut le cas, au XIIIe siècle, de François d’Assise. Elégant, charmeur et terriblement superficiel, voilà que notre damoiseau est touché par la grâce. Il prend conscience du vide abyssal de sa jeunesse dorée et, plaquant là ses richesses, jusqu’à ses habits, il convole en justes noces avec Dame Pauvreté. Ne nous méprenons pas sur la pauvreté de François d’Assise. Elle ne se réduit ni au simple mépris de l’argent sonnant et trébuchant ni à un penchant personnel pour la vie de bohème, quand bien même on a voulu faire de saint François le patron des hippies et autres originaux. Non, la pauvreté matérielle qu’a choisie François est un sacrement, c’est-à-dire un moyen et un signe visible. Le sacrement d’une pauvreté plus radicale et autrement plus exigeante: la pauvreté en esprit, la pauvreté de cœur, qu’on appelle aussi dépossession, renoncement, mort à soi-même. Plus précisément, pour saint François, la pauvreté c’est l’humilité. Non pas la fausse humilité, celle qui va gémissant aux quatre vents: «Je suis un raté; je ne vaux rien», dans l’espoir secret d’être rassurée. Mais la vraie humilité, celle qui découle de la foi. Car la foi met en lumière deux vérités fondamentales. Primo, «nul n’est bon que Dieu seul» (Mc 10, 18). Secundo, et c’est la conséquence, tout ce qu’il peut y avoir de bon en nous et autour de nous, tout cela vient de Dieu. «Qu’as-tu, dit saint Paul, que tu n’aies reçu?» (1 Co 4, 7). Rien à faire: nous vivons sous perfusion. C’est la grâce de Dieu qui nous donne de porter fruit.
Nous plaignons volontiers le jeune homme riche mais nous lui ressemblons en réalité souvent. Bernanos (dans Les prédestinés) nous montre comment: «S’engager tout entier. Vous le savez, la plupart d’entre nous n’engagent dans la vie qu’une faible part, une part ridiculement petite de leur être, comme ces avares opulents qui passaient, jadis, pour ne dépenser que le revenu de leurs revenus. Un saint ne vit pas du revenu de ses revenus, ni même seulement de ses revenus, il vit sur son capital, il engage totalement son âme. C’est d’ailleurs en quoi il diffère du sage qui sécrète sa sagesse à la manière d’un escargot sa coquille, pour y trouver un abri. Engager son âme! Non ce n’est pas là simple image littéraire. […] On se dit avec épouvante que des hommes sans nombre naissent, vivent et meurent sans s’être une seule fois servi de leur âme, réellement servis de leur âme, fut-ce pour offenser le bon Dieu. Qui permet de distinguer ces malheureux? En quelle mesure n’appartenons-nous pas nous-mêmes à cette espèce? La damnation ne serait-elle pas de se découvrir trop tard, beaucoup trop tard, après la mort, une âme absolument inutilisée, encore soigneusement pliée en quatre et gâtée comme certaines soies précieuses, faute d’usage? Quiconque se sert de son âme, si maladroitement qu’on le suppose, participe aussitôt à la vie universelle, s’accorde à son rythme immense, entre de plain-pied, du même coup, dans cette communion des saints, qui est celle de tous les hommes de bonne volonté auxquels fut promise la paix ».
Et nous ? Nous pouvons choisir, jusqu’au dernier jour.